lundi 14 mai 2012

Liberté - Egalité - Fraternité


Libre réflexion à propos de notre devise nationale


Les républiques se succèdent, les constitutions se révisent, pourquoi une devise, fut-elle nationale, ne se remettrait-elle pas en cause, ne serait-ce que pour tenir compte des effets du progrès survenus depuis sa proclamation ? Sans porter atteinte aux valeurs qu’elle énonce, il n’y aurait rien de choquant, pour qui n’est pas aveuglé par le dogme, à y réfléchir calmement et avec un recul de plus de deux siècles par rapport à la révolution qui l’enfanta. Sans compter avec une autre révolution – industrielle celle-là – et des bouleversements de la société qui en résultèrent, imprévisibles à la fin du XVIIIe s. La nation qui se glorifie d’avoir proclamé au bénéfice de tous les valeurs qu’elle faisait siennes pourrait de la sorte juger de ce qu’est devenu son présent et être la première à en tirer les conséquences.

Étant donné le climat euphorique dans lequel la devise française a été adoptée, sous l’influence des penseurs de l’époque, plus utopistes encore que les “bobos” d’aujourd’hui, force est de reconnaître qu’elle a changé bien peu de choses à nos rapports sociaux. Les privilèges, qui symbolisent en les concentrant tous les principes au nom desquels les trois valeurs de Liberté, Égalité et Fraternité ont été choisies, non seulement ont perduré mais se sont multipliés, proclamés comme autant de conquêtes par ceux qui en profitent et les défendent maintenant avec obstination.

Notons que les replâtrages ou substituts opérés ou proposés par les uns et les autres, dont le plus fameux a été celui tenté par Vichy avec Travail, Famille, Patrie, n’ont pas été couronnés de davantage de succès que d’estime pour qu’ils puissent être sérieusement pris en considération. il ne s’agit d’ailleurs pas ici de changer une devise mais de réfléchir à ce qu’est devenue sa signification.


De la Liberté

« Une expérience journalière fait reconnaître que les français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole » Chateaubriand

« La liberté commence toujours par être accompagnée de maux qui suivent l’usage inconsidéré qu’on en fait. » Frédéric Bastiat – La Loi

Pour autant qu’elle ne relève pas du rêve, la Liberté se définit par les limites que la loi lui octroie ou que chacun voit assignées à la sienne par celle des autres. Loin d’être cette indépendance, ce droit que chacun voudrait vivre à sa guise, la Liberté a un caractère faisant hautement référence à la vie collective et réclame de ce fait une attention toute particulière, eu égard aux revendications de plus en plus inopportunément formulées par les uns et les autres à son sujet.

La liberté consiste à faire à son propre gré ce qui ne nuit pas à autrui. Ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque individu ou groupe d’individus est subordonné à ce qui assure aux autres la jouissance de ces mêmes droits. En cela, il n’est pas de liberté sans devoirs. La loi pouvant aider à fixer et codifier ces droits et ces devoirs, c’est elle qui arbitrera autant que de besoin.

« La liberté de chacun finissant où commence celle des autres », elle peut être considérée comme une richesse, un espace dévolu à quiconque, dans l’égalité républicaine, laquelle est tout autre chose que cet égalitarisme anarchisant avec lequel elle est trop souvent confondue. Il est dès lors évident que plus le nombre de ceux qui partagent cette richesse ou cet espace est grand, moins la part de chacun le sera. Sauf à concevoir bien entendu que cet espace soit extensible à l’infini. Or, de ce point de vue et en attendant la conquête viable de notre environnement planétaire – ce qui ne ferait d’ailleurs qu’en repousser les limites tout en multipliant nos devoirs, l’humanité est confrontée à ses limites naturelles et matérielles : la pyramide sociale dans laquelle elle est confinée et celles de la Terre sur laquelle elle vit – ou plus exactement aux limites que son imprévoyance lui octroie et dans lesquelles il lui est possible de vivre. Cet espace vital est en effet inexorablement grignoté, chaque jour davantage, par une inconscience aggravée par le nombre.

Plutôt que de revendiquer toujours plus de ce qui se raréfie à chaque instant, c’est la révision de ses exigences en matière de Liberté, comme de tout autre droit, qui s’impose à l’homme. Si par exemple la réduction des libertés des uns est due à une croissance démographique imputable à d’autres, comment faire pour empêcher ces autres d’empiéter sur l’espace de liberté des premiers ? Que ce soit possible par la contrainte ou par la raison, il s’agit bien de limiter les libertés individuelles de tous et partant, leurs droits et privilèges.

Le temps est révolu d’affirmer des droits dont l’abus ne peut conduire qu’à l’anarchie. Si la Liberté peut être vue comme un espace ou comme une richesse, comme tout espace ou toute richesse un partage nécessite davantage de pragmatisme que de bonnes intentions. Ne pas s’en soucier, c’est tout simplement méconnaître l’aboutissement incontournable de toute idée utile, appelée à être tôt ou tard confrontée aux faits.

Ne peut-il pas être vue dans une telle analyse une explication supplémentaire du fait que la codification d’un système de valeurs, qu’il s’agisse banalement de politesse, de bienséance, de cordialité ou plus généralement de tout ce qui touche à la considération due à autrui, en même temps qu’à l’égalité de tous devant la loi, ne se fonde pas impunément sur des considérations abstraites, idéalistes, voire idéologiques et dogmatiques, a fortiori lorsqu’elles naissent dans l’anarchie, l’euphorie et l’utopie ? À croire que la raison, comme la vérité, finit toujours par sortir du puits.

Peut-être sommes-nous tout simplement confrontés aux conséquences de « l’emploi de l’esprit aux dépens de l’ordre public […] une des plus grandes scélératesses […] de toutes la plus dangereuse, parce que le mal qu’elle produit s’étend et se promulgue par la peine […] infligée […] des siècles après lui ». (Duchesse de Choiseul au sujet de J.J. Rousseau). À noter qu’il s’agit ici de la liberté de penser qui, pour le meilleur et pour le pire, ne connaît pas d’autres limites que celles de la raison et que c’est lorsque cette raison est bafouée que l’autre liberté, la liberté d’être, est en danger. Et ceci d’autant plus que se répand la confusion entre liberté de penser, de s’exprimer et d’agir, entre pensée et action. Nombreux sont ceux qui s’exprimant, prennent leurs gesticulations pour de l’action et plus nombreux encore ceux qui, laissant les autres penser pour eux, s’expriment et se comportent en irresponsables, en les imitant.

Entre dès lors en jeu la responsabilité, sans laquelle la liberté n’est plus qu’une vue des esprits les plus fumeux ou les plus malhonnêtes, elle n’est alors même plus une richesse à partager ; elle est un mythe qu’entretient la démagogie et son compagnon le mensonge.

La notion de liberté entendue comme espace ou richesse que les hommes ont en commun a pour corollaire que la part de chacun ne peut que se réduire lorsque le nombre de ceux qui les partagent croît. Elle mérite, de ce fait, une attention plus grande que celle qui lui est portée, notamment de la part de ceux qui bafouent si souvent la Liberté, au nom des libertés (identitaires, communautaristes, corporatistes, individuelles, etc.) qu’ils prétendent promouvoir ou défendre comme autant de privilèges.

Pierre d’achoppement de la vie en société, combien celle-ci serait pourtant changée, dans le sens du progrès social, si tous les combats qui se mènent de par le monde au nom de la Liberté en tenaient compte. Utopie ? Bien au contraire : marque de raison ! Mais la raison n’est-elle pas elle-même utopie ?


De l’Égalité

« L’envie, principe de la Révolution française, a pris le masque d’une égalité dérisoire ; elle promène son insultant niveau sur toutes les têtes, pour détruire ces innocentes supériorités que les distinctions sociales établissent. » Talleyrand

« Il faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes… des instincts cependant fort dangereux : elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’entre eux à ne s’occuper que de lui seul.

Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles » Alexis de Tocqueville

La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose” (Henri Barbusse)

Peut-être, s’il avait été plus pragmatique, Barbusse eût-il remplacé dans son propos, égalité par inégalité. L’inégalité est en effet incontestablement plus naturelle et largement répandue – sous le vocable de “différence” – que son contraire. Les pères de notre devise nationale et républicaine ont d’ailleurs pris la précaution de préciser qu’ils parlaient d’égalité de droit, et ses modernes promoteurs d’égalité des chances. C’est bien reconnaître que l’égalité toute nue n’est pas de ce monde, dans lequel aucune chose ne ressemble à une autre ; qui refuse par nature tout nivellement. En conséquence, les plus intégristes sont contraints d’admettre, même s’ils se gardent de l’avouer, le caractère éminemment utopique de cette égalité inscrite au fronton de nos monuments. Certains ne manqueront pas d’objecter qu’il y a lieu d’entendre, par “égalité de droit”, “égalité devant la loi”. C’est faire une peu facilement abstraction des “passe-droits” que sont précisément les privilèges qu’instaure la Loi et qui sont chaque jour plus nombreux, sans compter la relation souvent vérifiée entre inégalité devant la loi et inégalité de richesse.

Si bien des exemples illustrent l’illusion de l’égalité, auquel le législateur tente de pallier par ses textes, il peut être divertissant autant que significatif de considérer à ce titre la différence d’usage que les républicains français font du vouvoiement et du tutoiement, signe d’égalité entre tous. Ils emploient en effet le vouvoiement et le tutoiement selon des règles révélatrices d’une certaines dérives de leurs valeurs de référence. Le phénomène mérite donc une attention plus grande que celle qui lui est généralement prêtée. Selon le code français de la politesse, l’usage du vous marque indéniablement, une distance, une considération, que ne confère pas le tu. N’en découle-t-il pas que la considération accordée à autrui n’est pas la même pour tous les citoyens ? Ceci n’induit-il pas une notion d’inégalité fondamentale, dont l’usage différencié du “tu” et du “vous”, selon la personne à laquelle ils s’adressent, est l’affirmation ?

N’est-il pas étrange que la situation ne soit pas inverse dans la langue de ceux qui se prétendent les promoteurs – quand leur chauvinisme légendaire ne les conduit pas à se prendre pour ses inventeurs – de l’égalité et de la fraternité. Il faut reconnaître à cet égard que nos politiciens de gauche, auxquels ceux de droite ont rapidement emboîté le pas, ont grandement innové dans les années 60 avec l’emploi du prénom pour communiquer entre eux au vu et au sus de tous, ce qui est peut-être leur avancée sociale la plus importante, depuis les efforts des révolutionnaires de 89 ayant vainement tenté d’instituer l’usage du ci-devant puis du citoyen, sans oublier la gauche prolétarienne ayant entre temps usé du camarade.

Quoi qu’il en soit, l’emploi du tu, après ces tentatives d’imprégnation des rapports entre les citoyens d’une marque se voulant d’égalité et de fraternité n’a-t-elle pas atteint des résultats diamétralement opposés ? Ceci peut sembler d’autant plus réel que l’emploi du vous ne s’avère aucunement opposé aux principes d’égalité, de fraternité ou de simple proximité, tout en valorisant les individus les uns par rapport aux autres ; ce faisant, tout un chacun, en toute circonstance, se voit témoigner non plus de la distance, mais de la déférence ou pour le moins le respect que marque le vouvoiement.


De la Fraternité

Des trois termes de notre devise nationale, la Fraternité est peut-être le plus précaire. En effet, si la liberté et l’égalité – devant la loi – se peuvent décréter, nul ne peut contraindre qui que ce soit à une fraternité à laquelle celui ou ceux à qui elle s’adresse peuvent au demeurant être indifférents, voire hostiles.

Paradoxalement, la fraternité est un sentiment qui ne peut être que personnel. Passe encore pour la solidarité, pour l’exercice de laquelle la collectivité peut se substituer aux individus pour en faire preuve en leur nom et à leurs frais.

Proclamer valeur républicaine et universelle la fraternité fut et demeure un vœu tellement peu laïque que l’esprit des lumières eut dû en être alerté. Quoi de plus étranger en effet à la raison pure des encyclopédistes, qu’un sentiment directement inspiré de l’amour du prochain, valeur évangélique entre toutes.

La diversité des individus engagés et dès lors supposés faire preuve de fraternité et l’obligation d’égoïsme que la nature fait à chacun de donner priorité à ses propres intérêts sur ceux de son prochain dictent une tout autre loi ; les plus philanthropes d’entre nous doivent en convenir, ne serait-ce que lorsqu’ils ont à lutter contre.

Quoi qu’il en soit, le fait qu’elle ne puisse être que consentie à titre strictement personnel distingue, voire isole, en quelque sorte la Fraternité des deux autres valeurs proclamées. Éminemment individualiste, elle peut être refusée par certains sans ôter quoique ce soit à celle pratiquée par d’autres – et vice versa – et peut-être est-ce pour cette raison que le principe de solidarité tend à se substituer à une fraternité qui est tout autre chose. Curieux d’ailleurs, que la question soit aussi discrètement traitée dans les sphères intellectuelles.

Il en est tout autrement de la Liberté et de l’Égalité. Le fait qu’un seul membre de la communauté des hommes apparaisse aux yeux de leurs défenseurs comme privé de la moindre partie de ce qu’elles représentent, suffit pour que l’attrait universel de ces deux valeurs se rappelle à leur vigilance.

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