lundi 26 août 2013

Essai de définition de la libre-pensée

La libre-pensée, attitude dont la Grèce est généralement considérée comme le berceau pour avoir, par un constant effort, essayé de substituer à l'image que les religions présentaient de l'univers un ensemble d'explications tirées de l'observation et de la raison, est avant tout curiosité et rejet de la doctrine et du dogme. Il est par conséquent non seulement permis mais recommandé de se demander ce que signifie ces derniers termes.


Selon la définition qui en est donnée par les dictionnaires, une doctrine est un ensemble de principes, d'énoncés, traduisant une certaine conception de l'univers, de l'existence humaine, de la société, etc. et s'accompagnant volontiers de la formulation de modèles de pensée, de règles de conduite. Le dogme est une proposition théorique ou une vérité révélée, établies comme indiscutables. Doctrine et dogme sont admis par leurs partisans, sans en vérifier les déductions logiques et s’érigent le plus souvent en systèmes. Une telle insuffisance de rigueur ne leur conférant que le statut de vérité relative, doctrine et dogme deviennent pourtant pour certains vérités absolues.


La doctrine peut encore être présentée comme une prise de position ponctuelle, nettement et publiquement définie, d'une école de pensée ou d'un individu sur un problème particulier, généralement délicat et sujet à controverse ; ensemble d'opinions bien arrêtées. Le doctrinaire, à la différence du libre-penseur, thésaurise, interprète les thèses d'autrui, proches de ou opposées à la sienne, et peut ainsi faire sienne, aux différences près qu'il y introduit, la doctrine d'autrui. A contrario, l'aptitude et la volonté de conception exempte de préalables autres que ceux pouvant naître de l’observation personnelle des faits, de témoignages et du raisonnement, sont inséparables de la libre-pensée; autant que la certitude y est étrangère. Une telle attitude, exempte de toute obligation d’originalité et sans entraîner le rejet systématique des idées existantes, fait obligation de n’accepter ces dernières qu’après les avoir comprises et critiquées.


Ensembles clos de connaissances déduites de la théorie ou de la pratique, doctrine et dogme véhiculent un ensemble d'opinions dont rien n’exige qu’elles procèdent d’idées originales. La doctrine étayant souvent le dogme et ce dernier la légitimant en quelque sorte à son tour, cette relation explique comment, à partir des idées les plus utopiques et même farfelues, peuvent s’établir des théories fondant les plus solides convictions et certitudes.


Il y a lieu d’être attentif à ne pas confondre liberté de pensée et liberté d’opinion. Une opinion peut résulter du fait de penser (se forger une opinion) mais peut aussi être admise telle qu’elle existe en tant que résultat de la pensée d’autrui, ce qui est notamment le cas d’une opinion partisane, d’une doctrine, d’un dogme. Une pensée, comme une opinion, peut être vraie ou fausse, mais à la différence d’une opinion née de la libre-pensée, donc du raisonnement et de ce fait toujours sujette à remise en cause, une opinion acquise, surtout si elle est doctrinaire, ne peut être contestée. Sauf à réviser la doctrine ou le dogme auxquels elle se rattache, raison pour laquelle les partis, les religions, les sectes, etc. condamnent la libre-pensée.
Pour le libre penseur :
1° il ne fait sienne l'opinion d'autrui, d'où qu'elle provienne, qu'après l'avoir dûment critiquée.
2° il n'a d'opinion définitive sur rien, avec le risque que ce soit pris, bien à tort, pour du nihilisme.


Le nihilisme est une doctrine selon laquelle rien n'existe au sens absolu ; la négation de toute réalité substantielle et de toute croyance (cf. TLF - Trésor de la langue française). Penser librement, c'est au contraire considérer avec neutralité les divers aspects d'une question, dans sa réalité objective, pour en tirer par le raisonnement une opinion. Par exemple, pour le libre-penseur, la vie est une réalité qui n'est le plus souvent ni bonne – la vie est belle –, ni mauvaise – la vie ne vaut pas la peine d'être vécue – ; elle est, tout simplement ; l’homme ayant le pouvoir, par la raison ou la déraison, de la faire ce qu'elle est.


Plus ou moins libre, la pensée vit, s'interroge, se transforme, évolue, avance. L'opinion est arrêtée sur des convictions, dont la doctrine et le dogme font des certitudes.


Contrairement à une conception étriquée mais néanmoins assez répandue, la libre-pensée ne se réduit pas à l'athéisme et encore moins à l'anticléricalisme. Elle est volonté de s'assumer et  d'appliquer son raisonnement à la recherche sincère de la vérité en tout. Elle s'exerce donc dans des domaines aussi délicats que la spiritualité ou la santé. Être libre-penseur, dans ces derniers cas, c'est user dans toute la mesure du possible de son raisonnement pour chercher à apprécier l'efficacité de la religion ou de la médecine face aux défaillances spirituelles ou organiques de l'être vivant. Il ne s’agit nullement de contester les bienfaits des religions ou de la science (pas davantage que leurs méfaits d’ailleurs), mais de conserver en toutes circonstances sa propre faculté de jugement, avec la conscience des risques qu’une telle attitude peut faire courir.


Une pensée ambitionnant d’être libre se fonde autant sur la réflexion personnelle, le bon sens et l’expérience que sur quelqu'autres connaissances que ce soit. La quête de vérité à laquelle se livre le libre-penseur est affaire de curiosité plutôt que d'un savoir et d'un savoir-apprendre codifiés. Rien n'est plus étranger par exemple à la libre-pensée, que l’encouragement à minimiser la part d’effort personnel à produire pour acquérir de nouvelles connaissances, qu'encouragent des structures d'enseignement atrophiées et technocratiques proposant des programmes standardisés via des maîtres formatés, ayant pour conception de leur rôle la seule transmission de ce qu'ils ont appris. Et les média ne sont pas en reste – a fortiori lorsqu’ils font appel à l'image –, le tout au détriment de ce que nous n’aurions pourtant qu’à observer en nous-mêmes et autour de nous.


Il ne doit pas être déduit de ce qui précède que la libre-pensée sous-estime l'académique. Le libre-penseur lui reconnaît son utilité dans la gestion de connaissances accumulées, ainsi que dans leur diffusion la plus large, même si la somme des savoirs dépasse dorénavant la capacité d’assimilation et de synthèse de la plupart d'entre nous. C'est dans ces conditions que le libre-penseur s'efforce de trouver, d'abord en lui-même et par sa propre réflexion, les moyens d’y parvenir, sans négliger pour autant l’apport de ceux qui l’ont précédé.


La libre-pensée est accessible à l’ignorant. Elle lui est même ouverte davantage qu’à quiconque, eu égard au conditionnement que constitue tout savoir. Généraliste, la libre-pensée est en elle-même, source de savoir, à condition toutefois que celui qui entend la pratiquer soit suffisamment curieux, indépendant et motivé pour ne pas en rester à son seul univers et qu’il s’avère inlassablement prêt à remettre en cause les enseignements qu'il tire de ce qui l'entoure. Non pas que la libre-pensée passe par un universalisme ayant démontré ses limites, mais simplement parce que plusieurs vérités valent mieux qu’une et qu’elles sont toutes utiles, par définition, à qui est sincèrement en quête de synthèse et de vérité.


L’apprenti libre-penseur doit aussi se garder d’en rester au sommaire. Il en est de la libre-pensée comme de la connaissance: il y a ceux qui savent tout au sujet de rien et ceux qui ne savent rien au sujet de tout. Il existe un immense espace intermédiaire dans lequel peut trouver son bonheur qui veut s’efforcer de comprendre l’essentiel. Cela ne va pas sans risques, dont le premier est de se tromper, mais le libre-penseur l'accepte. Citations, aphorismes, pensées et maximes émanant d’auteurs les plus divers faisant autorité pourront parfois simplifier la tâche du libre-penseur, à condition toutefois d’y avoir recours comme à une insuffisance acceptée et parfois voulue. Chaque extrait sera alors considéré comme tel et non comme le résumé d’une pensée – fut-elle l’expression d’une doctrine ou d’un dogme – ; comme un simple éclairage parmi d’autres, du sujet concerné.


Nos difficultés de compréhension de la pensée d’autrui et notre niveau d’instruction peuvent conduire à ne pas saisir le sens exact des termes d’un discours, écrit comme parlé. Ne pas se décourager et persister alors pour réaliser sa propre interprétation. C’est à partir de ce qu’il pensera par lui-même que le libre-penseur parviendra à l'appropriation de ce qu’il souhaite pénétrer. S'il est dans l'erreur, sa curiosité le conduira tôt ou tard à s’en rendre compte et à reconsidérer ce qui aura lieu de l’être. Bien entendu, des déviations, des malentendus, des approximations, peuvent résulter d’un tel exercice, mais n’est-ce pas là, justement, une manière de pratiquer une authentique libre-pensée ? Quoi qu’il en soit, le libre-penseur cultivé ou non, est assuré d’être contesté par tous ceux qui ont leurs certitudes et à défaut celles des autres. Il le sera en tout état de cause par les dogmatiques et les doctrinaux. Rien n’est en effet pire pour ceux-ci que l’outrecuidance que celui qui cherche par lui-même et se montre capable de sa propre remise en cause. C’est l’individualiste maudit, autant par ceux qui se satisfont des idées toutes faites – qu’il met en accusation – que par ceux qui les leur concoctent et qu’il ose ainsi défier.


Réactive par nature, et un temps réduite – comme déjà souligné – à l’anticléricalisme, la libre-pensée a élargi son champ d’application et tend dorénavant à l’anti-dogmatisme, en réaction aux idéologies et aux credo en lesquels elles se sont trop souvent stratifiées. Ceci explique que dans un univers se flattant de la plus grande ouverture aux idées nouvelles, la libre-pensée ait du mal à exister. Nombreux sont ceux qui, sans même s’en rendre compte et souvent persuadés de faire au contraire preuve de liberté, rallient un système de pensée préfabriqué. La vérité, quête de la libre-pensée, exige une rigueur souvent ignorée de tous ceux qui prennent leurs opinions pour des vérités, du seul fait qu'elles soient partagées par d'autres. Il en est comme de l’imagination qui, atrophiée, alourdie par une pléthore d’idées incontrôlables, est de moins en moins capable d’élaborer, de produire librement. C'est la source de l’idéologiquement correct, conduisant aux affligeants mais plus répandus encore politiquement et scientifiquement corrects. C'est en particulier la rançon payée aux nouveaux moyens d'information et d'échange qu'offre en abondance Internet, où les certitudes des uns et des autres sont propagées et renforcées proportionnellement au nombre de ceux qui ne font que les partager sans les critiquer ni les remettre en cause.


En résumé, dans l'enchaînement qui va de la pensée à l'action, la libre-pensée se fonde sur la conscience, la sincérité et la responsabilité incombant à ceux qui, par les opinions qu'ils contribuent à faire naître et à répandre, dictent leurs actes à ceux qui les écoutent et les croient.


Le recherche sincère de la vérité étant l'objet même de la libre-pensée Il y a lieu d'insister sur le caractère sincère de cette recherche. Il ne peut en effet y avoir libre-pensée sans sincérité. L'une et l'autre sont trop proches parentes de la conscience, cette voix qui habite chacun d'entre nous et qui le fait s'interroger à propos de tout, qu'il le veuille ou non, et aussi loin qu'il aille se dissimuler pour vainement tenter d'y échapper. Et c'est bien dans la mesure où nous sommes impuissants à libérer notre conscience, qu'il nous est interdit de penser librement. De la même manière, les moteurs de l'humanité que sont l'argent, le pouvoir et le sexe, sont à compter au nombre des plus grands obstacles à la libre-pensée. La soumission à l'un ou l'autre conditionne notre raison et nous prive – ou pour le moins altère – notre libre arbitre ; nous en faisons l'expérience à tous les moments de notre existence. Il n'est pas question ici de la conscience telle que la présentent vaniteusement les religions : voix intérieure dictant sa conduite au croyant, au nom d'un Dieu qui se préoccuperait de lui imposer sa morale, mais plus simplement de ce que notre raison nous conduit à déduire de ce que nos sens perçoivent de ce qui nous entoure. Bien entendu les déistes répondront que cette action de nos sens, comme de notre raison, résulte précisément d'un rôle leur étant attribué par Dieu. Mais c'est là régresser au stade d'une opposition entre une vision laïque et religieuse aussi prisonnières l'une que l'autre de leurs certitudes dogmatiques.



Donnons pour conclure la parole à  Schopenhauer :

« Ce qu’on qualifie d’opinion commune est, à bien l’examiner, l’opinion de deux ou trois personnes; et c’est de quoi nous pourrions nous convaincre si nous pouvions seulement observer la manière dont naît une pareille opinion commune. Nous découvririons alors que deux ou trois personnes qui ont commencé à l’admettre ou à l’affirmer, et auxquelles on a fait la politesse de croire qu’ils l’avaient examinée à fond; préjugeant de la compétence de ceux-ci, se sont mis à leur tour à croire ces premiers, car leur paresse intellectuelle les poussait à croire de prime abord, plutôt que de commencer par se donner la peine d’un examen. C’est ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans paresseux et crédules d’une opinion s’est accru; car une fois que l’opinion avait derrière elle un bon nombre de voix, les générations suivantes ont supposé qu’elle n’avait pu les acquérir que par la justesse de ses arguments. Les derniers douteurs ont désormais été contraints de ne pas mettre en doute ce qui était généralement admis, sous peine de passer pour des esprits inquiets, en révolte contre les opinions universellement admises, et des impertinents qui se croyaient plus malins que tout le monde. Dès lors l’approbation devenait un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont forcés de se taire; et ceux qui ont droit à la parole sont ceux qui, totalement incapables de se former des opinions propres et un jugement propre, ne sont que l’écho des opinions d’autrui : ils n’en sont que plus ardents et intolérants à les défendre. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il affirme, mais l’outrecuidance de vouloir juger par lui-même; ce qu’eux ne risquent jamais, et ils le savent mais sans l’avouer. Bref: rares sont ceux qui peuvent penser, mais tous veulent avoir des opinions et que leur reste-t-il que de les emprunter toutes cuites à autrui, au lieu de se les former eux-mêmes ? Puisqu’il en est ainsi, quelle importance faut-il encore attacher à la voix de cent millions d’hommes ? Autant que, par exemple, à un fait de l’histoire que l’on découvre chez cent historiens, au moment où l’on prouve qu’ils se sont tous copiés les uns les autres, raison pour laquelle, en dernière analyse, tout remonte au dire d’un seul témoin. ».

jeudi 15 août 2013

Âme collective

L'âme n'est-elle pas la trace que chacun laisse de son passage ici-bas ? Dans la mesure où chaque constituante de la vie, de la plus infime à la plus importante, imprègne l'univers ?

De la molécule à l'être le plus élaboré – lequel n'est au demeurant rien d'autre qu'un assemblage de molécules –, chacun laisse, de manière indélébile, sa marque dans l'univers. En ce sens, l'existence est d'ailleurs davantage qu'un passage. C'est en ce sens aussi que rien ne se perd. Toute manifestation de la vie est impérissable, dans la mesure où tout s'élabore et se transforme inlassablement, quelle que soit l'ampleur de cette élaboration. Tout acte et toute pensée, des plus insignifiants aux plus spectaculaires contribuent à l'accomplissement du tout.

Ceci est à rapprocher de la métempsycose ; de la croyance en la réincarnation des êtres, mais hors de tout ésotérisme. Chaque trace du passage de toute chose n'est-elle pas intégrée à la vie? Le nid de l'oiseau n'est-il pas fait des fibres arrachées à la toison du mouton et l'herbe que mange celui-ci ne s'est-elle pas nourrie des déchets organiques laissés par l'oiseau ? Notre pensée n'est-elle pas formée de celle de nos prédécesseurs ou inspirée de ce qui nous environne, cet environnement étant lui-même la manifestation d'un tout, résultant de l'accumulation d'une infinité d'actes et de pensées ?

C'est en cela que l'âme est impérissable. Rien ne se perd, y compris les plus infimes manifestations de l'existence, matérielles comme immatérielles.

L'âme collective n'est-elle pas plus plausible que l'âme individuelle, pur produit d'une vanité autorisant l'homme à dépasser les effets de la corruption de son corps. Notre dépouille ne livre-t-elle pas à un courant ininterrompu qui nourrit la vie, toutes les molécules dont elle est constituée, sans exception, sous forme solide, liquide ou gazeuse ?

Chacun d'entre nous vit ainsi en tous les autres, comme tous les autres vivent en chacun d'entre nous. Que nous le voulions ou non et de manière plus ou moins consciente, chacun d'entre nous partage le sort d'autrui, fait de bonheur et le malheur. Nous formons à nous tous comme un corps à la complexité croissant de manière exponentielle avec notre nombre, dont nous serions chacun comme une sorte de cellule, de composante elle-même complexe et simple à la fois. Complexe parce que dotée de conditions d'existence propres, et simple parce que sans signification dès lors qu'elle est détachée de son ensemble. Quoi de plus complexe en effet que chacun d'entre nous, vivant, dans son corps comme dans son esprit, et quoi de plus simple, que ce même individu lorsqu'il est mort, c'est à dire ramené à ses dimensions les plus élémentaires de composants organiques ?

Aucun des occidentaux profitant d'une prospérité mal partagée, n'est davantage étranger au plus obscur des fellahs de la vallée du Nil ou du Gange, qu'il ne l'est du plus riche des hôtes de l'univers. Nous portons tous la souffrance et le bonheur de vivre de tous. Plus exactement, il n'est ni bonheur ni malheur, il n'est qu'une existence neutre et incolore que nous traversons chacun à notre manière pour composer un tout, pendant un temps dont la durée est définie par nos sens, tant qu'ils sont actifs.

Ceci n'exclut en aucune manière, bien au contraire, que nous ayons à participer à l'existence collective en y apportant ce dont la nature nous a doté.

Il n'est pas d'instant, pour un être doué de raison, où il puisse ne pas éprouver le sentiment d'être un autre. Toute son activité intellectuelle en témoigne. Il s'identifie spontanément et immédiatement à la plupart de ceux dont il connaît l'existence, les aventures, la mort, à travers le spectacle de la vie et les représentations qu'ils s'en donne par la lecture, l'image ou simplement l'imagination. Et sa proximité physique ou spirituelle, par rapport aux êtres ou aux événements en cause, ne fait qu'augmenter l'émotion qu'il peut en éprouver.

En dépit des apparences, chaque entité peuplant l'univers n'est-elle pas l'expression immatérielle d'un tout, lui-même aussi immatériel que le reste? Chacune de ces entités n'est pas davantage – comme la moindre des pensées – qu'un souffle imperceptible dans le vaste univers, c'est-à-dire infiniment moins encore qu'une goutte d'eau dans l'océan.

Chacun est ici-bas, à sa manière, la conscience des autres. Et le pire des sorts est d'être la conscience de ceux qui vivent comme s'il n'en avait pas ; ce qui s'appelle porter le malheur du monde.

L’âme et l’esprit ne se confondent-ils pas ? Et dans l’affirmative, quels progrès l’une et l’autre ont-ils accomplis depuis l’origine des temps ?

Si l’âme collective existe, sa combinatoire résulte du nombre et de la complexité de tous ceux qui participent et ont participé à sa élaboration. C’est en cela aussi que l’âme est impérissable. Rien ne se perd, y compris les plus infimes manifestations de l’existence, matérielles comme immatérielles. C’est la suprême chaîne alimentaire du corps et de l'esprit.

Dans l'un de ses nombreux ouvrages, Roger Caratini – mon maître sans qu’il se soit probablement jamais douté à quel point –, pose la question de savoir comment l’être insignifiant qu’est l’homme est parvenu à son niveau de connaissance. Que sa mémoire me permette de penser que ce ne soit pas la bonne question. La bonne question n'est-elle pas : "pourquoi" ?

“Comment” fait appel à l’intelligence ; à une construction déjà organisée, résultant d’une somme de questions et de réponses ; de raisonnements ayant conduit à des connaissances, ou à la "Connaissance", pour ce qu’elle est. “Pourquoi”, s'accorde avec l’esprit ; ce qui précède l’intelligence, ce qui l’autorise en quelque sorte.

N'y a-t-il pas filiation entre intelligence et connaissance ? Celle-ci ne serait rien sans celle-là. La connaissance ne peut que faire suite à l’intelligence, elle-même mère du raisonnement qui, comme son nom l’indique, est le produit de la raison donc de l’esprit.

Que l’intelligence soit fille de l’esprit nous ramène à l’âme, antériorité première et supérieure, au sein de l'univers ; fruit d'une spiritualité ayant fait des hommes les enfants d'eux-mêmes.

dimanche 21 avril 2013

Du bien et du mal


« Les fortes émotions naissent de situations fortes : voilà pourquoi, dans les arts, la représentation du bonheur ennuie à la longue, voilà pourquoi on lui préfère la fatigue qu'excite le spectacle d'une grande infortune. » Antoine-Vincent Arnault
« L’homme est plus sensible au mal qu’au bien parce que le bien ne fait pas de bruit et n’est pas spectaculaire. » Jean Delumeau
« Le monde n'a peut-être été créé que pour réaliser le mal. Si, au lieu de contrarier le mouvement, nous le suivions, on obtiendrait un bon résultat. » Jules Renard
« Le mal, d'abord, apparaît toujours en Lucifer, pour ensuite se métamorphoser en Diabolus, et finir en Satanas. » Ersnt Jünger
« Dieu est beaucoup plus impie qu'il n'est saint, puisque le nombre des crimes qu'il opère, surpasse sans comparaison celui des bonnes œuvres qu'il produit. » Le jansénisme dévoilé.


Le bien et le mal sont des inventions de l’homme, en cela qu'il s'agit de notions découlant de la vie en société organisée telle qu'il y a été conduit par la conscience qu'il a de lui-même. Mais les autres espèces démontrent que ces notions ne leur sont pas inconnues, par leur comportement et leurs réactions lorsque tel ou tel de leurs membres enfreint leurs règles de vie, aussi primitives soient-elles.


Outre le fait que tout finit par se corrompre, le naturel serait-il à l'artificiel, l'inné serait-il à l'acquis, ce que le bien est au mal ?


Le bien étant entendu comme ce qui concourt à la paix et à l’épanouissement harmonieux de l’individu et du groupe, le mal est ce qui les contrarie. Selon l’universelle dialectique, l’un se définit par l’autre, s’y oppose et n’existe que par cette opposition. Comme Dieu et le Diable, le Bien et le Mal sont antagonistes. Pour vivre dans un minimum de tolérance et de paix, l ’homme en a fait ses références au point qu’ils occupent cet univers à la manière dont un gaz ou un liquide occupent les moindres replis et recoins de leur contenant et que l'homme va jusqu'à s’y identifier, capable d'être et de faire autant l'un que l’autre.


Inséparables l’une de l’autre, les notions de bien et de mal sont étroitement liées aux religions, dont elles ont été le fondement et demeurent la justification. Pour qui spécule sur l’âme et l’éternité, le mal est le sens même de la vie ici-bas, qui s’y accomplit comme une pénitence, depuis la naissance jusqu’à la mort, même si cette naissance est paradoxalement un bien, en ce sens qu’elle est le début de toute chose, avec sa charge d’espérance et de promesses de futurs pleins de félicités, tenues ou non. A l’opposé, l’aboutissement de toute vie qu’est la mort, ce basculement dans l’au-delà, est néant pour les uns, alors qu’il est pour d'autres l'instant où seront dispensées les suprêmes récompenses et punitions tenant compte du comportement de chacun face au bien et au mal ; instant de Vérité pour tous.


En attendant cette échéance à laquelle nul n'échapperait, où toutes les curiosités seraient satisfaites, le bien comme le mal doivent être considérés comme des notions d’ordre temporel, terrestre, en cela qu’elles régissent la vie quotidienne et les rapports que les individus entretiennent, de leur vivant, entre eux et avec leur environnement, selon les règles qu’ils se sont en grande partie eux-mêmes fixées. N’est-il pas dès lors légitime d’observer et de chercher à comprendre la rapport existant  objectivement entre ce bien et ce mal ?


De ce point de vue, l’une des questions se posant en premier lieu peut être de savoir s’il existe une prédominance de l’un sur l’autre. Le mal se nourrirait autant du bien que de lui-même, mais ne produirait que le mal selon certains. Aussi désabusée et réductrice qu'elle soit, cette affirmation suggère au moins une question : Le bien ne produit-il que du bien, alors qu'il lui arrive de se nourrir du mal et que c'est précisément la vocation de celui-ci de l'en empêcher, comme le démontrent les meilleures intentions lorsque déviées et perverties, elles aboutissent à leur contraire, alors que le mal sait si bien prospérer envers et contre tout.


Si le mal est comme le prolongement naturel de lui-même ; s’il est son propre support, à la manière d’un arbre vigoureux aux rejets toujours plus abondants et vivaces, ou comme un cancer aux proliférations aussi spontanées qu’incontrôlables, il est loin d’en être de même pour le bien, si souvent comparé au contraire à cette braise couvant sous la cendre et qu'un souffle doit sans cesse attiser pour qu'en jaillisse une flamme au demeurant d'ardeur variable. Contrairement au mal, le bien ne s'instaure ou ne s'installe pas spontanément, sinon pour céder en fin de compte au mal, à la manière de tout élément dont la disparition est programmée dans la corruption et la déliquescence. Quand le bien par contre, cherche à se développer, à se faire entendre, il se heurte aussitôt à la concurrence d'un mal omniprésent. Il en est comme s'il y avait déperdition, usure du bien ; réduction de son domaine sous l'effet de la progression ou de la simple résistance du mal. Les deux tendances se partageant l'espace dans lequel elles se manifestent, chacune essaie d’y agrandir son domaine au détriment de l'autre. Or, non seulement le mal triomphe à ce jeu mais il le fait avec un succès chaque jour plus affirmé, à en juger par les maux d'une humanité vieillissante, allant s'amplifiant et se multipliant. Le mal touchant tout et tous. Il faut de plus compter avec l'accoutumance, la fatigue et les erreurs de ceux qui le combattent ou le subissent, comme avec la perversion de ceux qui le pratiquent et l’encouragent.


Peut-être par réaction contre les assauts de ceux qui prétendent lutter contre lui, le mal est-il animé non seulement d'une résistance mais d'une dynamique qui assure son succès final, à la manière d’un virus apprenant à résister aux remèdes les plus efficaces. Il y a indéniable progression du mal ; il est porteur de son propre développement. Même lorsque le bien semble triompher, ce triomphe est toujours de durée limitée alors que le mal s’installe à la manière d’un chancre dont les traitements les plus énergiques ne peuvent venir à bout. L'éradication absolue et définitive du mal est inconnue et semble impossible, comme en témoigne l'histoire des hommes. Et lorsque ses effets sont combattus avec un semblant de succès dans un domaine, il réapparaît dans un autre et dans tous les cas ne s'efface jamais complètement. Il en est comme d'une eau pure qu'une seule goutte d'encre suffit à troubler, alors que toute l'eau du monde ne pourra jamais parvenir à s'exonérer de la trace d'une seule goutte d'encre. Ou de l’obscurité, qui a le pouvoir de recouvrir uniformément toute chose, alors que la lumière la plus éclatante ne peut par contre s’affranchir des zones d’ombre qu'elle génère elle-même. Il ne peut y avoir de lumière sans ombres comme il y a obscurité totale. Autre analogie : La mort, si elle incarne le mal, finit par recouvrir toute chose (définitivement pour qui n’a pas la foi), alors que la vie a pour premières caractéristiques sa fragilité et son caractère et éphémère.


Propos pessimiste s'il en est, mais résultant de la simple observation et non de l'intuition ; des faits que de l’hypothèse. Est-ce faire preuve de l’esprit du mal ou du bien que de raisonner sur de telles bases pour tenter d'évaluer les chances qu'a l'humanité de connaître un jour le bonheur qu'elle ne cesse de se promettre à elle-même par éradication du mal qui la ronge ? Le constat d'agissements sans cesse contraires à de telles intentions relève en tout cas de la plus élémentaire lucidité, dont il est difficile de démêler si elle relève du bien ou du mal.


À défaut d'une bien hypothétique victoire du bien sur le mal, si ce dernier existe pour que le bien en soit la réciprocité – ou inversement –, l'espérance d'un compromis fondé sur un équilibre tel qu'il pourrait ou devrait en résulter est-elle fondée ? Mis à part les bienfaits de progrès techniques et scientifiques indéniables, même s'ils se limitent à procurer un confort matériel abusivement vanté comme le bonheur – qui est au malheur ce que le bien est au mal –, il suffit de considérer l’histoire et la satisfaction des hommes quant à leur sort pour en déduire qu'ils semblent y avoir renoncé, en échange d'une illusion. Demeure pourtant, pour nombre d'entre eux, l'espoir en cette braise cachée sous la cendre, apparemment peu soucieux que l'accumulation de celle-ci puisse conduire à son extinction définitive par asphyxie.


L’homme, agissant envers lui-même à contre sens des lois dictées par la nature pour protéger les espèces, s’affaiblit de génération en génération et paie ainsi spirituellement tous les progrès qu’il réalise sur un plan matériel, au point qu'il soit permis de se demander si ce matériel n'est pas une manifestation du mal, à l'opposé du bien – Là encore le spirituel pouvant sembler être au matériel ce que le bien est au mal. La population des êtres humains s’accroît, grâce notamment aux progrès de la médecine, au détriment de la résistance de chacun de ses membres, et la santé de l’espèce à long terme en est largement compromise. Et il en est de même des espèces domestiquées, proportionnellement au temps depuis lequel elles l'ont été.

Quand les mécanismes qui en règlent naturellement l'existence ne jouent plus, les espèces qui sont demeurées les plus proches de la nature ne tardent pas à se réduire et sont condamnées à la disparition pure et simple. Par les qualités qu’ils démontrent et qui justifient leur domination sur le groupe, ce sont leurs membres dominants qui garantissent à celui-ci son maintien en bonne santé et le niveau de pérennité qui peut en résulter. L’homme, au contraire, investit une part importante de son énergie et de ses ressources dans la protection des membres les plus faibles de son groupe et cette importance va croissant ; chaque individu faible étant naturellement générateur d’autres individus faibles qui accroissent d’autant la charge des forts, dont le nombre décroît proportionnellement et décroîtra jusqu’à ce qu'ils soient eux-mêmes affaiblis par un effort dépassant leurs facultés. Exemple phare de la manière dont le mal submerge le bien : c’est au nom de la compassion, de la pitié, de la solidarité, de la générosité, de la charité, etc. – autant de sentiments réputés louables et associés au bien – que s’exerce cette résistance à la loi naturelle, alors que pour survivre et prospérer l'humanité doit se limiter en nombre, sauf à ce que l’homme soit prédateur de lui-même.

lundi 25 février 2013

De la confession à l'oubli

« L'abjuration des erreurs est facile ; ce qui l'est moins, c'est leur réparation effective. Heureusement, l'église a le privilège de digérer le bien mal acquis, et en rentrant dans le giron de cette bonne mère, je garderai le mien. » Talleyrand

Les religions et en particulier la religion chrétienne portent la responsabilité de l'état de culpabilité dans lequel vit l'humanité.

Il n'y a pas loin de l'absolution à l'amnistie et la rémission des péchés conduit naturellement à celle des fautes puis à la dilution des culpabilités, d'où la disparition progressive du sens des responsabilités et du devoir. L'oubli, l'ingratitude et la roublardise de celui qui a bénéficié de l'absolution ont tôt fait d'ériger en droits les abus pour lesquels le pardon lui a été accordé. Rien ne s'oppose plus alors à ce qu'il en commette de nouveaux, avec de moins en moins de retenue.

C'est l'état de droit sans devoirs, sans contrepartie autre que de façade.

Confession, contrition, repentance, absolution, amnistie ; cheminement que l'homme a tracé à ses fautes pour les faire tomber dans l'oubli et s'accorder ainsi à lui-même le pardon purificateur. Il a négligé que ce faisant, s'il soignait son ego, il y perdait du même ses chances de vivre en bonne intelligence avec ses semblables. Naufrage de la conscience collective dans l'océan tempêtueux des particularismes.

L'homme s'est-il inventé des Dieux par peur de l'inconnu, ou plus simplement par peur de ce qu'il pouvait lui arriver de connaître de pire, c'est à dire lui-même ? Toujours est-il qu'en retour, ses Dieux lui ont dispensé, à travers leurs églises et leurs ministres, la confession d'abord et l'absolution ensuite.
L'homme était ainsi libéré de lui même. Il avait trouvé le meilleur moyen d'absoudre ses pires agissements : passés, présents et à venir.
Qu'il ait ensuite catégorisé, classifié, ses fautes ; inventé un niveau collectif de confession et la repentance, ne change rien à l'affaire.

Comme tout pouvoir, l'église a dû et doit encore diriger ses sujets. Sans tomber dans un anticléricalisme primaire, qu'il soit permis de constater qu'elle le fait en grande partie grâce à l'un de ses sacrements : celui de confession, suivi de l'absolution. Ses fondateurs et plus encore leurs continuateurs ont agi à ce propos avec une habileté qui n'a d'égal que leur ruse : sinon Inventer le péché du moins le désigner, pour se donner le pouvoir de l'absoudre. Mais combien de fidèles le sont désormais parce qu'ils savent trouver dans leur religion le pardon de leurs fautes.Il est peu d’individus qui après leur mort ne soient parés de tant de qualités qu’elles en font oublier leurs défauts pourtant parfois plus nombreux et plus grands encore. Que ces qualités aient été réelles ou non, l’oubli de leurs fautes équivaut à une rémission implicite, comme si les vivants n’avaient qu’une hâte, oublier les défauts dont a été chargé le disparu. C’est probablement une manière de s’absoudre de ses propres fautes, présentes, passées et à venir. Mais comment, dans ces conditions, s’étonner que l’humanité n’ait pas fait davantage de progrès sur la voie de son amélioration, depuis qu’elle raisonne ?

L’âme de tout disparu peut avoir droit au repos, mais il ne faut pas confondre âme et souvenir et surtout, il ne faut pas, sous prétexte de respecter ce repos, méconnaître ou passer par pertes et profits l’influence des mauvaises actions d’un individus, sous prétexte qu’il n’est plus.


Exemple de confession salutaire : “Je supporte de moins en moins ceux qui se montrent contents d’eux-mêmes (et je me supporte moi-même de moins en moins dans cet état, auquel il m'arrive bien entendu de succomber). Non pas qu’à la manière du moine dressé sur sa borne, j’aille jusqu’à imaginer et prêcher un non droit au bonheur, contrepartie de la rédemption, mais nous avons tellement à nous reprocher, au quotidien comme dans la somme de nos actes, individuels comme collectifs !”

Tous coupables


Et l'œil ne cesse pas, du plus profond de l'ombre,
D'accuser de Caïn les descendants sans nombre,
Qui dans leur vanité vont perpétuant le geste
Qui leur valut pourtant un destin si funeste.

Depuis lors, asservie, l'entière humanité
Traîne comme un boulet sa culpabilité ;
Chargée de son passé, accablée de remords
Lancinant à jamais et son âme et son corps,

Elle croît sous le poids de la faute commise
Prétendant, arrogante, à la terre promise ;
À l’Eden qu’elle s’octroie par une absolution
Pétrie d'hypocrisie, de fausse contrition.

L'homme est sans se lasser, le bourreau de son frère.
Il commet chaque jour le vol et l'adultère,
Ignore le malheur dès lors qu’il frappe l’autre.
Égoïste et cupide, il joue le bon apôtre.

Il aggrave son sort sous le poids de la chaîne
Qui le cloue dans la boue, le condamne à la peine
De se considérer, tout comme ses enfants,
Pour toujours condamné aux pires des tourments.

A jamais entravé, soumis à la passion
Sous laquelle il gémit sans espoir de pardon.
Il n’attend de ses dieux plus que leur abandon
S'il arrive parfois qu'il espère en lui-même.

vendredi 4 janvier 2013

De la foi selon l'agnostique

Le libre-penseur est agnostique, il doute.

L’athée et le croyant ont des certitudes.



« … Et je vous écoutais parler de votre enfer, en songeant à l’orgueil de l’homme qui, pour ses crimes d’un moment, inventa la géhenne éternelle »
Colette - Sido

« Je crois à une cause première que je ne peux définir, il m'est impossible d'apprécier jusqu'à quel point l'auteur de toute chose s'occupe des hommes. Si leur conduite privée pouvait être dirigée par sa volonté, il serait coupable de toutes nos fautes. J'en conclue à l'inefficacité de la prière, la nature étant dirigée par des lois générales qui livrent les événements au hasard et aux fatalités, bonnes ou mauvaises. Je n'ai jamais redouté aucune peine éternelle. Je n'espère aucune récompense, notre passage dans ce monde est trop court pour que rien de ce qui arrive puisse être compassé en bien ou en mal éternel. Ainsi j'ai vécu, ainsi j'espère mourir. Après mon décès suit ce que je désire qu'on exécute ponctuellement. »
Extrait du testament d'Élie Louis Seignette, premier maire d’Angoulins (Charente maritime), rédigé le 25 fructidor de l'an XII  (11 septembre 1804).

« Je considère comme une sorte de stupidité folle de chercher la nature de Dieu, de s’interroger sur ce qu’il est. Car je pense que les hommes ne peuvent pas même comprendre correctement les affaires des hommes, et donc encore moins la nature de Dieu. » Procope


Sans obligation d’anticléricalisme, le libre-penseur ne peut être qu’agnostique, le doute supposant autant la faculté que la liberté de croire. Et au risque de contrarier ceux qui voient dans la libre-pensée, comme d’ailleurs dans l'agnosticisme, et l’athéisme – pour lequel ce serait peut-être aussi justifié que pour le croyant –, une manifestation de vanité ou d’outrecuidance, l’agnostique peut l'être, non par vanité mais au contraire par humilité. Il se distingue en cela du mécréant convaincu de sa supériorité sur le crédule, comme des élus assez imbus d’eux-mêmes pour se juger dignes de rencontrer Dieu ; parfois assez paresseux ou soumis pour faire leur la vérité des autres, en tout cas assez téméraires pour envisager d’affronter au lendemain de leur mort celui qu’ils auront, pour le plus grand nombre d'entre eux, trahi de leur vivant.

Quand bien même il serait tenté de croire et avant que d’en arriver là, le libre-penseur devrait d'ailleurs affronter un choix entre les religions qui s'offrent à lui, sans pouvoir pour autant être davantage l’athée enfermé dans sa religion du non-Dieu. Plutôt que de refuser catégoriquement de croire et encore moins de se placer au-dessus des croyances en les niant, le libre-penseur se situe en retrait par rapport à toutes, avec ce qu’il pense être sa sagesse. Il est agnostique en ce qu’il rejette toute gnose, considérant qu'il ne lui est pas donné de connaître la Vérité. Tout au plus lui arrive-t-il de considérer que si l'homme a un jour disposé de cette faculté, il s’est avéré indigne de la conserver, dans le dédale de sentiments et de contradictions dont l’embrouillamini croît de manière exponentielle avec le temps et le nombre. La débauche de pensées et de discours en résultant, chaque débatteur – dont le libre-penseur lorsqu'il s'accorde le droit à la parole – supplémentaire est avant tout un bavard de plus.

Le raccourci qui consiste à ramener tout au Grand horloger ne peut satisfaire le libre-penseur. La question ne se limite pas pour lui à savoir qui est l’auteur de la grande mécanique, car qui alors a conçu cet auteur ? Et ainsi de suite. La question ne peut être selon lui que complètement posée. Sa curiosité ne peut se satisfaire pas davantage de fragments de réponses que du mystère suprême selon lequel Dieu serait le créateur de lui-même et serait ce qu'il est précisément par cela et inversement. De plus, ni une machinerie aussi sophistiquée soit-elle, ni son inventeur ne lui semblent sujets à adoration. Et le fait d’aller directement à ce prétendu inventeur n’est selon lui que commodité ; manière de fermer les yeux sur la précarité de l’existence, le temps que la vie s’accomplisse et que la foi aidant, peine et inconfort soient réduits à minimum en attendant la fin.

Bien sûr, le supplément de conscience qui semble différencier l’être humain des autres espèces peuplant l’univers connu – différence au demeurant extrêmement variable d’un individu à l’autre –, invite tout un chacun à considérer qu’il a une origine. Mais pour quelles raisons une attention particulière lui aurait-elle été portée, à lui ? Du simple fait qu’il soit un être humain ? C’est omettre que cette espèce compte en définitive ni plus ni moins que toutes les autres qui peuplent l’univers. Le libre-penseur peut ainsi être amené à considérer qu’il fait simplement partie d’un tout, élaboré dans la neutralité la plus absolue en même temps que la plus hasardeuse ; comme peut l’être l'espace intersidéral et les cailloux qui le peuplent, ou ayant au contraire la chaleur extrême des volcans, du magma et des gaz dont ils sont issus, témoins et acteurs apparemment les plus proches de nos origines.

La métaphysique est pour le libre-penseur un corps creux, plus ou moins gonflé par une pensée dont la vaniteuse profondeur et le caractère abstrait – faute de pouvoir faire autrement – laisse la Vérité largement hors de portée de l’homme tout en satisfaisant son goût, dont le libre-penseur n’est pas exempt, pour la spéculation et la polémique. Il est, pour le libre-penseur, des questions autrement plus en rapport avec ce qu’il est et ce qu’il lui semble permis d’en savoir. Il se satisfait de pragmatiques questions, auxquelles d'aussi concrets que possibles éléments de réponse peuvent être apportés par l'observation de ce qui l’entoure et sa propre réflexion, dans la mesure dont le sort l’a doté de ces facultés.

Le libre-penseur refuse d’esquiver certaines évidences. Par exemple, si comme nous le rappelle Malraux « la vie n’est rien, mais rien ne vaut une vie », il veut en savoir plus : Quel est le sens et le poids de cette vie ? Non pas d’une vie mais de la Vie dans le Grand Mécanisme ? Si les hommes tentent de seulement l'imaginer, il leur faut être aveuglés par une vanité sans bornes pour ne pas concevoir que la disparition de l'un d'entre eux, comme d'eux tous, ensemble ou séparément, ou même de la planète ou de la galaxie qu’ils habitent, seraient sans la moindre incidence sur le fonctionnement de l’ensemble. Parmi les astres, infiniment plus nombreux dans l'univers que les individus qui ont jamais peuplés la terre, quel est celui dont le mouvement se trouverait perturbé aussi peu que ce soit par la disparition de cette dernière ? Et quand bien même il y aurait perturbation, à quelle échelle supérieure de son mouvement l’univers s’en trouverait-il affecté aussi peu que ce soit ?

Si l’espèce s’est montrée capable d’assurer jusqu’ici sa survie, dans des conditions dont il y a toujours davantage à dire, au fur et à mesure que le temps passe et que le nombre augmente, il est clair que cela s’est fait dans une angoisse due à son ignorance. Elle a de tout temps cherché les moyens d’améliorer son sort au détriment des autres, de la même manière qu’au sein de l'espèce humaine chaque individu procède en se souciant prioritairement de soi-même. Ceci ne se faisant pas sans dommages ni compromissions, en l’absence de l’aide demandée aux dieux et si chichement accordée, restait, une fois son égocentrisme et sa vanité reconnues, à obtenir leur absolution pour vivre en paix, au moins avec sa propre conscience en attendant la récidive. Les hommes ressentant le besoin de cette absolution davantage encore que de secours, ils l’ont sollicitée de dieux inventés à cette fin. Multiples ou unique, ceux-ci ont été dès lors le moyen le plus sûr, sinon de cautionner les pires actes, au moins d’obtenir une rémission mettant l'être humain suffisamment à l’aise pour en commettre d’autres.


Restent la conscience et la liberté, qui seraient accordées à chacun d'entre nous pour mener sa vie ici-bas au mieux de ses intérêt spirituels. Qui peut encore y croire après que le peu de clairvoyance que nous accorde la science nous éclaire chaque jour un peu plus sur le caractère imprévisible autant qu'invincible dont le temporel pèse d'un poids dont nul ne peut s'affranchir ? Quid des manifestations si injustes de la nature que seule peut accepter une foi aveugle par définition et auxquelles l'homme ne peut rien opposer d'autre que sa résignation ou la vaine révolte ? Quid des injustices nées des faiblesses de l'être humain, attachées à une condition d'abord héritée de géniteurs désignés par le hasard, et dont le moindre détail ne peut être imputable qu'à des raisons qui nous dépassent ?


En tout cas, que Dieu soit ou non le pur produit de ses angoisses, en dépit de tous ses efforts et des progrès de sa connaissance, l’homme s'est montré jusqu'ici incapable de rencontrer son créateur ou sa créature – c'est selon – autrement que par l’esprit, ce qui pour beaucoup n’est que la preuve de cette imagination déraisonnable que d’autres qualifient de Foi. Bien sûr, des cohortes d’élus ont ce privilège, mais encore se trouve-t-il qu’il y sont aussi favorablement que hasardeusement disposés.
Des collèges de dieux ont un temps aidé l’homme à surmonter l'inconfort de son existence, et c'est encore le cas en certains endroits de la planète. Mais la formule manque de simplicité et s’avère aussi peu propice à l’organisation ici-bas qu’à l'équilibre d’un au-delà reflétant, faute d’imagination, des conditions d’existence temporelles. Il a donc été tenté du monothéisme. Ce n'est pas pour autant que les hommes sont parvenus à se mettre d'accord entre eux sur le sujet. Les références des uns et des autres étant différentes, pour de simples raisons de climat, d’environnement, d’alimentation, de culture, d’époque, ..., chaque grand groupe humain, ou civilisation s'est inventé, sans se priver, de copier sur son voisin un Dieu à son propre usage.

Une autre échappée peut nourrir la réflexion du libre-penseur et répondre à certaines questions qu’il se pose quant à ses origines et à son devenir. Elle réside dans les philosophies non déistes dont le meilleur exemple est le bouddhisme, souvent considéré à tort comme une religion ou pour le moins hissé à ce statut sous l'effet d'une angoisse dépassée par ses adeptes les plus accomplis.


Tolérant, le libre-penseur évite en tout cas de tomber dans les excès de l’athéisme faisant de l’incroyance une religion du non-Dieu, aussi radicale que d’autres, avec ses prophètes, ses clercs et ses grands prêtres. Il tente de se garder de la vanité qui, tout en prétendant se passer de Dieu, conduit à celle qui habite quiconque se croit digne de la considération du Tout-puissant. Il y a lieu en effet de ne pas confondre la libre-pensée avec un anticléricalisme primaire amalgamant politique et religion ; fait de convictions quant à la nécessité de séparer l’église de l’État, le temporel du spirituel, et du rejet de tout ce qui s’y oppose. Pour le libre-penseur, le respect est dû à toutes les croyances, quelles qu'elles soient. Il reconnaît à autrui la liberté de pensée qu’il s’accorde à lui-même.

Il peut avoir une raison supérieure de se montrer tolérant à l’égard des religions. Comme en atteste l’histoire, celles-ci sont indéniablement porteuses des principes moraux et organisateurs qui semblent avoir vaincu au moins les apparences de la barbarie. Sa spiritualité et la foi qui peut en découler peuvent par conséquent être considérées comme un don précieux fait à l'homme, résultant de la nécessité de vivre avec ses semblables. Elle peuvent aussi bien être considérées comme des moyens offerts à chacun de supporter les moments les plus difficiles de son existence, au point que l'envie peut parfois venir de compter parmi ceux qui y trouvent le réconfort dans leurs épreuves.

La Foi apparaît à certains comme la manifestation, voire l'expression, de la Raison, en ce sens qu’elle s’oppose à une fantaisie négligeant le progrès et consistant à laisser errer sa pensée dans l’ignorance des bénéfices pouvant résulter des efforts effectués par d’autres tout au long du chemin sinueux de la vie. Mais il n’est pas donné à chacun de se priver de sa part de rationalisme ou d'anti-conformisme, pour partager ce qui peut passer à ses yeux pour de la superstition et une crédulité excessive. Certains ne peuvent se résoudre à croire sans preuves, démontrant en cela leur vanité, mais la préférant à celle affichée par d’autres, aussi respectables que soient les croyances qu'elle prétend expliquer.


Il arrive de perdre la foi après avoir vainement quêté l’absolu ; notamment lorsque enfant, quand une crédulité favorisée par l'innocence porte naturellement à chercher dans les croyances enseignées des réponses à ses interrogations. Ces croyances sont alors partagées dans l’habitude et la tradition et assorties d’un sentiment religieux et d’une pratique fréquemment assez vagues ou relâchés. Peu exigeantes à l’égard de ceux qui se trouvent dans ce cas, elles les exemptent d’une discipline de pensée telle que l’inculque une réelle éducation religieuse. Juste conséquence d’une conviction insuffisamment étayée par l’éducation, ils peuvent perdre ensuite progressivement leur peu de foi, soit par refus d'une injustice qu’ils découvrent avec le temps et dont ils se considèrent concurremment complice et ennemi. Contraints par l’existence à la tartuferie faisant de cette injustice la règle, c’est leur manière de rejeter l’hypocrisie, plus grande encore, qui conduit à s’en absoudre imperturbablement.


Pour les cyniques, les religions sont des constructions humaines faites pour rendre supportable cette injustice omniprésente. Pour le libre-penseur, des êtres doués de la faculté de raisonner doivent chercher les moyens de lutter contre l'injustice de leur sort et non l'admettre avec la part de fatalisme qui est à la base de toute religion. Il ne peut se résoudre à admettre le machiavélisme ou le sadisme d'un pouvoir suprême, dispensateur à la fois de la vie et de son contraire, du malheur comme de la félicité, et néanmoins considéré comme infiniment bon.

Alors que l’authentique révélation, qui ne peut être qu’Une, semble échapper chaque jour davantage à des humains dont l’angoisse croît avec leur nombre et leur appétit pour les richesses matérielles, le bien et le mal continuent de ne pouvoir être davantage confondus que distingués. Comment dès lors choisir entre les deux ? C’est l’une des questions fondamentales que se pose le libre-penseur. La lucidité nécessaire étant interdite à l'homme par le fait même qu'il soit mortel, il est compréhensible qu’il ait saisi, comme possibilité de pallier cette carence, la codification de son imaginaire. Le fait d'être doté d'un esprit abusivement rationnel, susceptible d’être pris en défaut par des vues divines, n'enlève rien au problème, bien au contraire. Comme déjà dit, le libre-penseur rejette le fatalisme qui pourrait lui faire accepter une condition dont le caractère demeure avant tout misérable, quelles que soient les promesses de compensation ici ou ailleurs, et que celles-ci soient dispensées à tous dans l'au-delà ou aux derniers représentants d'une espèce parvenant à la perfection après des efforts que le plus grand nombre de ceux qui les auront faits ne sera plus présent pour en bénéficier. Le marchandage ainsi proposé lui est d’autant moins concevable que la promesse de rachat universel doit s’accommoder d’une résurrection, phénomène qu’il ne peut concevoir du seul fait de la corruption de ses composants organiques et de la disparition des fonctions mentales qui en résulte. Ce qui n'est pas plus incompatible avec une résignation lucide face à la mort qu'avec le caractère précaire et éphémère de l'existence.


Le libre-penseur peut aussi de ne pas croire par refus de se prendre suffisamment au sérieux pour s'inventer un Dieu ou simplement participer à cette invention collective. Si une telle attitude peut être taxée d’orgueil, une telle appréciation résiste mal à la question de savoir pourquoi le bénéfice de l'âme, siège de la foi, ne saurait être étendu aux espèces réputées en être dépourvues. L’orgueil devenant vanité, quid du fait de se considérer comme un être privilégié, au point de mériter l’attention particulière du créateur de toutes choses ?

Reste à respecter l'avis d'autrui et sa liberté, en évitant de lui imposer une religion s’il n’en a pas, ou une autre que la sienne s’il est croyant. Pour le libre penseur, nul n’est en mesure de considérer ses propres croyances comme seules dignes de foi et encore moins de les imposer comme telles. C’est déjà tenter de vivre dans le meilleur respect possible d’un environnement dont peu importe quelles en sont l’origine ou les finalités. Paradoxalement, le libre-penseur, par refus de toute doctrine, ne peut donc que se montrer tolérant. Il y parvient avec un succès variable, lorsqu'il cède à l'atavisme d’un prosélytisme judéo-chrétien faisant obligation au croyant de propager ce qu’il croit être la seule bonne parole. Mais ceci n'a rien à voir avec la foi en tant qu'acceptation des "Mystères" ; avec la croyance, distincte du culte; avec le dogme, si différent de la Vérité.

S'il peut arriver à l'agnostique de regretter et d'envier, sinon le confort au moins la sérénité que peut procurer la foi – confort ignoré de ceux qui en bénéficient, dès lors qu'ils sont sincères – ce sentiment se heurte immédiatement à sa faculté de raisonnement. Serait-ce à dire que la foi n'admet pas la raison, tout comme l'amour ou toute autre forme de passion? Il est en tout cas étrange de retrouver fortuitement associés, face à la raison, les mots de foi, d'amour et de passion. Les croyants pourront s'en réjouir, sans en tirer de conclusions hâtives.

Certains avancent comme preuve de l'existence d'un créateur dont ils sont l'image – et c'est leur argument le plus péremptoire –, l'esprit dominant la matière. Mais si la matière est partout présente, en chacun d'entre nous comme en tout ce qui nous entoure ; palpable et analysable, qu'est-ce que l'esprit ? En quoi se différencie-t-il de la matière, sinon par le caractère apparemment abstrait, immatériel, de ses constituantes ? Cette immatérialité n'est-elle pas simplement de nature chimique ou plus exactement ne résulte-t-elle pas de réactions de cet ordre, discrètes au point d'échapper à nos sens ; donc à une observation directe ? Comme il est possible de mettre la machine et l'ordinateur en panne en sectionnant l'un de leurs fils, ou de les rendre plus performants en leur ajoutant un composant, l'esprit, en tant que capacité de raisonner, de croire, peut parfaitement être développé, amoindri, orienté, conditionné, par l'apport d'une substance choisie à cette fin. Les expériences en sont nombreuses, en bien comme en mal, et s'il est possible de modifier des comportements par l'effet de médicaments et de drogues, il le serait probablement de rendre croyant, par intervention chimique, celui qui ne l'est pas et vice-versa. Il ne peut y avoir de foi sans esprit, mais et si les orientations de celui-ci peuvent dépendre de la structure moléculaire – modifiable à volonté – de celui qui en est équipé, quelle vanité que de s'imaginer en être doté par une volonté supérieure ! D'ailleurs, supérieure à qui ? A quoi ? Le seul état de nos organes et surtout la manière dont ils fonctionnent, dont ils produisent nos hormones, dont ils génèrent et gèrent les cellules dont nous sommes faits, nous amènent à accepter ou rejeter, à un moment donné, une dose d’irréalité, donc de foi, plus ou moins importante. Ne sommes-nous pas chacun, tous autant que nous sommes, un assemblage organique résultant de circonstances et d'une évolution dont nous savons bien peu de choses, sinon que leur caractère aléatoire nous différencie les uns des autres, comme d'ailleurs la génétique le confirme.


Et pourtant, du fait d'un destin commun qu'impose la vie de l'espèce telle que nous l'avons organisée, chacun de nous est présent chez chacun des êtres qui peuplent notre univers et inversement, tous ces êtres sont en chacun d’entre nous. Quel que soit le nombre et la variété de ces êtres ; quel que puisse être le refus de cette amalgame, de cette interdépendance ; quel que soit l’égocentrisme au nom duquel puisse s’exprimer un tel rejet. La condition de chacun : sa richesse ou sa misère, la couleur de sa peau, sa santé, son caractère, ses défauts et ses qualités, sont en tous et vice versa. Le tout que forme l'espèce humaine – comme toute autre espèce – existe par l'individu et l'individu existe par le tout. Nous sommes le produit des uns par les autres, d’autant moins saisissable et compréhensible que notre nombre croît.


« Voyons cher Monsieur ... » me disait un jour un vieux curé que sa foi inébranlable et sa pieuse sagesse avaient conduit d'une modeste cure à l'enseignement du droit canon à l'université de Latran, rencontré au hasard d’un voyage : « ... Dieu, le Diable n’existent que l’un par l’autre, au point qu'il soit permis de se demander si çà n’est pas la même chose. Et il en est de même pour le jour et la nuit, le noir et le blanc, la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort ». Dès lors, pourquoi la création ne serait-elle pas l'œuvre du mal plutôt que du bien ? Tout se confond en dépit des efforts des hommes pour y mettre de l’ordre, à commencer par les occidentaux avec leur cartésianisme. L’univers serait ainsi une création de Satan qui aurait inventé l’homme, à qui il aurait ensuite suggéré de s’inventer des dieux. Mais si Dieu et le Diable sont un, croire à l’un est croire à l’autre. Ainsi des merveilles d’ingéniosité créatrice ayant présidé à l’élaboration du corps animal et de ses divers organes. Le foie par exemple : Tous les humains chez qui cette viscère joue normalement son rôle et filtre avec suffisamment de conscience leur dose quotidienne de Chivas, de "gros rouge" ou de tequila, n'ont qu’à se louer des bienfaits de la nature et se son créateur. Quant aux autres, il leur reste, et ils ne s’en privent pas, à rendre grâce au même d’avoir songé dans son infinie bonté, à créer des générations de médecins et de savants en tout genre, capables d’en pénétrer les secrets, d’en contrarier les déviances, allant même parfois jusqu’à la guérison... ou à l'ablation. Tout ça n’est-il pas merveilleux ? Ou encore de la procréation. Les opposants primaires à l’interruption de grossesse, avant de trouver des raisons péremptoirement scientifiques selon lesquelles l’embryon est autre chose qu’une sorte de larve et qu’à ce titre le respect lui est dû tout autant qu'à n’importe quel être fini, usaient d’un argument qui semble avoir fait long feu. Il arguaient des prodiges dont se privait ainsi la société. De quel grand bienfaiteur l’humanité ne risque-t-elle pas se priver en interrompant une grossesse ? C’est encore l’optimisme de la foi qui s’exprime benoîtement, en refusant de considérer que statistiquement, la probabilité est plus grande de faire naître un malheureux de plus ; un gueux ; un de ceux qui contaminent et pervertissent l'espèce, plutôt qu’un de ces heureux élus qui lui conserveraient ses qualités, à défaut de les améliorer.


En résumé, l'agnostique peut croire, non pas en mais à une entité et non pas puissance, s'agissant d'un concept reposant déjà sur une interprétation purement humaine des interactions entre les composantes de l'univers telles qu'il est permis à l’homme de pouvoir les observer et les comprendre ; génératrice de tout ce qui compose le connu et l'inconnu. Il refuse par contre de qualifier cette entité, au nom d'une croyance plus ou moins superstitieuse, quels qu'en soient les arrangements pour tenter de la hisser au rang métaphysique, mot vide de sens pour l'agnostique. Considérant l'incapacité de l'être humain à maîtriser son destin, que cet état de fait résulte ou non d'une volonté supérieure, il considère que la connaissance de cette entité lui est inaccessible, du seul fait de sa propre nature, dont la réalité se perd dans une nuit des temps dont l'humanité semble s'éloigner chaque jour davantage, tout en prétendant s'en rapprocher.


Il existe en tout état de cause, pour l'agnostique, des problèmes autrement plus urgents et importants à résoudre, à commencer par l'organisation et l'accomplissement de la vie, dont les suites éventuelles ne peuvent que découler.



Add.

Il se trouve que aujourd’hui même, dimanche (12 janvier 2014), j’ai dû passer une partie de la matinée dans mon lit et qu’il m’a 
ainsi été donné d’écouter à la télévision la parole divine, dispensée par les ministres des principaux cultes : Bouddhistes, Musulmans, Chrétiens Orthodoxes, catholiques et protestants, juifs, se sont exprimés par leurs voix, qui ont d’ailleurs fini par m’endormir.

J’en avais toutefois assez entendu pour me confirmer dans l’opinion que les religions ne sont – après comme avant tout – que des tentatives d’explication de l’inexplicable, redevables de leurs succès à l’angoisse existentielle de l’homme et à sa vanité. Le besoin de paraître plus savant que ses semblables, la jactance et la crédulité du plus grand nombre, ont fait le reste et continuent de plus belle, dans un monde de plus en plus inquiétant.

La meilleure preuve en est, selon moi, l’évolution du Bouddhisme, en train de passer sous nos yeux du statut de philosophie à celui de religion, en transformant celui qui n'avait apparemment pas d'autre ambition que de partager les fruits de sa méditation, en l’envoyé d’un Dieu de plus, appelé à se confondre avec ceux que désignent toutes les religions monothéistes. Triomphe de la spiritualité unifiée ou de la crédulité ?