L'Homme
paraît se distinguer des autres espèces connues,
essentiellement
par le degré auquel il a su pousser certaines de ses
facultés :
d'une part l'analyse et la réflexion qui,
appliquées à ses propres
conditions d'existence, lui en permettent la
compréhension (?),
d'autre part l'échange de ses savoirs par des moyens de
communication toujours plus sophistiqués. Les experts de
l'évolution
semblent d'accord au moins sur ce dernier point. Quant au reste, les
espèces dites inférieures sont-elles toutes dans
l'impossibilité
de percevoir leur condition et de la comparer à d'autres ?
Aucun de
leurs représentants n'ayant consenti à donner
d'indications
définitives sur ce point, avouons qu'il nous arrive de nous
interroger sur ce qu'en toute discrétion notre chien et
notre chat
peuvent en penser. Il est par contre évident que seuls les
humains
disposent de moyens de communication tels que les leur offre un
langage aussi évolué que le leur,
appuyé par les techniques, les
technologies et les outils dont ils ont su se doter pour stocker et
véhiculer l'information sous de multiples formes.
Donnant
ainsi, d’abord à eux-mêmes, l'affligeant
spectacle de leur
impuissance à juguler leurs pulsions les plus primitives et
l'augmentation de leurs maux, les hommes ne peuvent
assurément en
éprouver – collectivement comme individuellement
– qu'un profond
sentiment de désespoir. Pour vivre cet état,
les
plus passifs
l'habillent de résignation, les autres d'hypocrisie et de
vanité.
Le
péché originel lui-même y perd son
caractère expiable pour
devenir récurrent, excluant par là même
tout espoir de réelle rémission.
Bien sûr, les meilleurs d'entre ceux qui refusent de
considérer
cette condition comme fatale et définitive s'obstinent
à lutter.
Ils pensent et espèrent qu'enfouie sous une couche de
cendres
l'étincelle finira par redevenir braise et que la flamme en
jaillira
à nouveau. Hélas, la cendre s'accumule et
l’étouffe ; tout
est mortel, y compris l’étincelle, comme
l’esprit lorsque son
support moléculaire lui manque, et il est chaque jour plus
douteux
que la flamme puisse en surgir à nouveau.
Quoi
qu'il en soit, ressentant et partageant le sentiment de
culpabilité
longtemps réservé aux seuls initiés
que fabriquait un savoir
balbutiant, l'humanité entière éprouve
un mal de vivre croissant,
dont le paroxysme ne peut la conduire qu'au suicide. Elle
réagit de
la sorte comme tout corps qui, déprimé par une
fatigue excessive ;
ayant perdu le goût de l’effort, perd à
son tour le goût de
vivre, sombre dans la dépression puis, dans un geste de
folie
morbide, finit par se donner la mort qui le délivre.
Bien
qu'il n'y ait pas loin de l'une à l'autre, l'absolution,
l'amnistie,
la repentance, aussi hautement proclamées
qu’imméritées,
contribuent à la dissolution progressive du sens des
responsabilités
et à l'aggravation de ce sentiment de culpabilité
avec leurs
conséquences prévisibles à plus ou
moins long terme.
Si
la métaphysique peut se ramener à l'invention des
dieux en vue
d'obtenir d'eux le pardon qui permet à l'homme de
tolérer ses
insuffisances et son impuissance – autrement dit sa condition
–
combien de temps encore l'illusion sera-t-elle assez forte pour
empêcher que ne s'amplifient
les signes d'une autodestruction collective provoquée par le
désespoir ?
Vision
bien pessimiste, voire noire utopie, diront certains. Et pourtant.
D'autres espèces ont été
éliminées de notre planète et ce n'est
pas la suprématie de l'humanité sur toutes celles
qui l'habitent
aujourd'hui qui la met à l'abri du même sort.
L'histoire enseigne
que des civilisations ont vécu leur temps et ont
sombré – pour
des raisons souvent obscures et sans la moindre chance de revivre
–
dans un néant dont seule la curiosité
ethnologique les tire. Ces
civilisations ont été nombreuses, ont
occupé diverses régions du
globe en s'ignorant l'une l'autre, ou se sont parfois
succédées au
même endroit. N'est-ce pas une preuve suffisante de leur
caractère
éphémère ?
Aujourd'hui,
la mondialisation aidant, le nombre des civilisations
différenciées
tend à se réduire ; un laminage dû au
progrès fait que très
bientôt il en existera sur terre une seule, celle dont tous
les
hommes réunis par de nouveaux outils de communication et
l'abolition
des distances se seront dotés. Faudrait-il, parce qu'elle
sera
unique, qu'elle fût exempte de tout risque de disparition ?
Ce
serait ignorer le processus en cours depuis des millénaires,
dont
l'aboutissement inexorable nous guette avec d'autant plus de
proximité que nous faisons tout pour le hâter.
Tout épouse la
courbe qui de la naissance conduit à la mort ; c'est
seulement
affaire de délai. Étant entendu qu'un cataclysme, provoqué aussi bien que
naturel, pourrait
l'abréger.
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